L’obligation d’inscrire au catalogue officiel commun [1] les variétés dont on veut commercialiser ou échanger les semences s’est généralisée depuis 1950. Mais seules les variétés homogènes et stables des semenciers y ont accès, les variétés paysannes, issues de millénaires de gestion de la diversité par les agriculteurs étant trop vivantes pour se plier aux critères d’inscription.

Les paysans ne pouvant plus échanger leurs semences entre eux, ces variétés disparaissent. En 1960, pour garantir leur monopole dans l’ensemble de l’espace économique européen, les semenciers inventent une protection supplémentaire : le certificat d’obtention végétale (COV). Cela leur permet d’exiger des redevances sur l’utilisation ou la vente de semences d’une variété qui se retrouve ainsi certifiée. Où est l’astuce ? A la différence d’un dépôt de brevet, le COV ne requiert pas la mention des variétés utilisées pour en « créer » une nouvelle : c’est la porte grande ouverte au biopiratage.

En contrepartie, la protection – avec les redevances afférentes – disparaît lorsque la variété en question est utilisée pour en « créer » une autre. Seules les variétés stables et homogènes, de fait uniquement celles des semenciers, peuvent être protégées par un COV. En revanche, les variétés paysannes restent un « patrimoine commun » dans lequel les industriels peuvent continuer à puiser librement. Si les paysans conservent le « privilège » de ressemer une partie de leur récolte, c’est uniquement parce qu’il est impossible, pour un semencier, de prouver que c’est sa variété qui a été utilisée.

Depuis la transposition par la France, à la fin 2004, de la directive européenne 98-44, le brevet protège un gène introduit dans une plante ou un animal. Ce gène étant facilement détectable par une simple analyse, le propriétaire du brevet peut exiger des redevances du paysan qui ressème le grain qu’il a récolté, et ce racket peut s’étendre aux champs contaminés. Mais, pour vendre ses gènes bricolés, l’industrie doit les introduire dans les variétés régionales qui, en France, sont protégées par le COV. Craignant qu’il ne se substitue à ce COV, les semenciers français se sont d’abord opposés au brevetage des plantes génétiquement modifiées (PGM).

Pourtant, depuis 1991, un accord international (dit UPOV 91 [Union pour la protection des obtentions végétales]) organise le partage du gâteau en étendant la protection du COV aux « variétés essentiellement dérivées », dans lesquelles est inséré le gène breveté. Et, pour que cette double protection puisse produire des redevances, le droit du paysan de ressemer sa récolte, même hors PGM, devient une dérogation que le semencier peut monnayer. Ce dernier point a provoqué le rejet du texte par les députés français en 1996 et 1997. La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) a alors signé, au nom de la « profession », un accord qui, depuis 2004, permet aux semenciers de prélever une taxe chaque fois que le paysan ressème son blé récolté [2]

Pour verrouiller le dispositif, le gouvernement français a discrètement fait voter par le Sénat, à la fin février 2006, la ratification de l’accord UPOV 91. Il reste maintenant à obtenir le vote de l’Assemblée nationale. Si le texte gouvernemental, qui prétend organiser la « coexistence » entre PGM et plantes conventionnelles, était adopté, la voie serait complètement dégagée pour la contamination progressive de l’ensemble des semences, des récoltes et de la filière alimentaire.(Voir l’article sur la loi OGM 2008) Lorsque le paysan ressème sa récolte, une contamination minime peut en effet prendre d’énormes proportions en quelques années : c’est l’interdiction assurée des semences fermières et la disparition programmée des dernières variétés locales détenues par des paysans.

Le hold-up ne s’arrête pas là : la loi sur les obtentions végétales légalise le biopiratage en étendant la protection du COV aux variétés « découvertes »... dans les champs des paysans qui les ont sélectionnées, et à condition qu’elles soient rendues conformes aux contraintes du catalogue. Dans le même temps, les manœuvres des semenciers bloquent depuis 1998 l’application d’une directive européenne permettant les échanges de semences sans ces contraintes [3]

La boucle est bouclée : le paysan est exproprié de sa semence et, par là même, d’une bonne part de son autonomie professionnelle. Et comme il faut absolument contourner la réticence des Européens à consommer des PGM, de nombreux travaux de recherche préparent la généralisation de la « mutagenèse dirigée ». Il s’agit d’une technique consistant à soumettre des cellules végétales à des rayonnements ou à des produits chimiques toxiques en vue d’obtenir des mutations génétiques. Immédiatement repérées par séquençage, et si elles sont jugées intéressantes, ces mutations sont multipliées jusqu’à former des « plantes ». Les industriels peuvent alors déposer un brevet sur le gène muté, tout en présentant ces OGM clandestins comme autant de plantes « normales »...

Source : Le monde diplomatique, Avril 2006, par Guy Kastler, Membre de la Confédération paysanne, président du Réseau semences paysannes.





[1] Avant de pouvoir être commercialisée, toute nouvelle variété doit être inscrite au catalogue officiel géré par le ministère de l’agriculture. Pour cela, elle doit être distincte des autres variétés, homogène et stable (c’est-à-dire conserver ses qualités agronomiques au fur et à mesure des générations).

[2] Cette taxe a été surnommée CVO : contribution volontaire (pour la FNSEA) obligatoire (pour le paysan) !

[3] Il s’agit de l’introduction, dans la directive européenne 98-95, des « variétés de conservation » de la biodiversité dans les champs.