Nous vivons dans la peur, c’est une persécution raciale", lance Validio Eichelbelger. Propriétaire d’une exploitation agricole de 140 hectares, Validio est brésilien. Mais il vit au Paraguay depuis plus de trente ans, depuis que son père s’est installé dans l’Alto Parana, dans le Sud-Ouest, à la frontière avec le Brésil. Il y a quelque 300 000 "Brasiguaios" au Paraguay. Quatre-vingts pour cent pratiquent une culture intensive du soja. Dans la ville de San Alberto de Mbaracayu (Alto Parana), où la majorité des 23 000 habitants sont d’origine brésilienne, un des leurs a été élu maire.

Avec ses deux frères, Validio a déménagé, en 2003, dans la région de San Pedro de Ycuamandiyu, au nord de la capitale, Asuncion, "où la terre est moins chère". Ils dénoncent le harcèlement qu’ils subissent de la part des paysans sans terre qui, disent-ils, sont armés. "Il y a trois semaines, ils ont brûlé un de mes champs de 19 hectares", se lamente Jorge Eichelbelger. Il est marié à une Paraguayenne, Fatima, qui est enseignante. Elle note que "les enfants des Brasiguaios parlent guarani", la langue officielle, au même titre que l’espagnol, qui est parlée par 90 % des Paraguayens. Elle ajoute toutefois qu’"ils ont peur de venir à l’école, car ils se sentent discriminés".
Le département de San Pedro, le plus pauvre du pays, a été, pendant dix ans, le diocèse de Fernando Lugo, l’ancien évêque qui a pris ses fonctions de président du Paraguay le 15 août. L’élection historique de "l’évêque rouge", qui s’était fait l’apôtre des sans-terre, a mis fin à soixante et un ans d’hégémonie du Parti Colorado, réveillant un immense espoir dans un pays rongé par la corruption. Le Paraguay est le pays le plus pauvre d’Amérique du Sud, après la Bolivie.

Dans les campagnes, la situation est explosive. Les occupations de plantations appartenant à des exploitants brésiliens sont fréquentes, entraînant des interventions violentes de la police. En dix ans, 77 militants paysans ont été tués. Des centaines sont en prison, accusés de terrorisme. On estime à plus de 300 000 le nombre de paysans sans terre sur une population de 6 millions d’habitants.

Les Brasiguaios risquent d’être un sujet de conflit avec le Brésil, le principal partenaire économique du Paraguay. "Lugo a promis une réforme agraire intégrale", rappellent les frères Eichelbelger. Ils craignent d’être expropriés.

A 25 km de là, le sol de Colonia Victoria est incroyablement rouge. Une pluie diluvienne a transformé en boue le chemin en terre qui conduit à une tente, faite de sacs-poubelle, où cinq paysans sans terre montent la garde. Ils campent en lisère d’une propriété de 800 hectares qui appartient à des Brasiguaios. Quelque 52 familles de paysans revendiquent ces terres, qui leur avaient été attribuées, en 2007, par l’Institut public de développement rural et de la terre (Indert). "Mais, au dernier moment, les terres ont été vendues aux Brasiguaios, qui offraient plus d’argent", reproche le dirigeant paysan Pedro Caballero. Ami de longue date de Fernando Lugo, il est reconnaissant à "l’évêque des pauvres" d’avoir financé ses études.

Le président Lugo, dit-il, "doit renouveler le pouvoir judiciaire corrompu, redistribuer les terres acquises illégalement et mettre un frein à la culture mécanisée du soja transgénique, qui ne crée pas d’emplois et détruit notre environnement". Il accuse les Brasiguaios d’utiliser "des produits chimiques toxiques qui sont interdits, violant ainsi les lois de notre pays".

Le gouverneur de San Pedro, Jorge Ledesma, est du même avis. Lui aussi s’est battu aux côtés de l’ancien évêque. Il dénonce "une invasion des colons brésiliens" favorisée par la "bureaucratie mafieuse" des gouvernements antérieurs. Le Paraguay est un paradis fiscal pour les multinationales du soja. "Elles ne paient qu’un impôt de 4 % sur les exportations", indique le gouverneur. Il admet que le problème de la propriété de la terre ne se limite pas à la présence des Brasiguaios. Dans un pays essentiellement agricole, 1 % de la population contrôle 77 % des terres cultivables.

Le gouvernement a récemment publié une liste de personnes - beaucoup de fonctionnaires - auxquelles ont été attribuées des terres de façon irrégulière : 7 millions d’hectares pendant la dictature du général Alfredo Stroessner (1954-1989) et 1 million depuis le retour de la démocratie. Le président Lugo a assuré que la "Constitution garantissait la propriété privée", tout en revendiquant "le droit de tous les Paraguayens à pouvoir accéder à la terre".

A 70 km de San Pedro de Ycuamandiyu s’élèvent de gigantesques silos. Ils appartiennent à Tranquilo Favero, un Brésilien, baptisé "le roi du soja". "Il possède 1 million d’hectares", assure Wilfrido Garcete, consultant privé sur les thèmes environnementaux. Le Paraguay est le quatrième exportateur de soja dans le monde, après les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine.

Source : Christine Legrand, Lemonde.fr, le 29 septembre 2008.