« Dans cette maison, cancer des intestins. Dans celle-ci, tumeurs au cerveau. Là, un cas de leucémie. À côté, encore un cancer… Et là, de nouveau leucémie. » La litanie de Sofia Gatica fait froid dans le dos. Cette femme de 42 ans habite à Ituzaingo Anexo, une banlieue de la ville de Cordoba, à 700 km au nord-ouest de Buenos Aires (Argentine ). Sur 5 000 habitants, plus de 200 cas de cancers ont été recensés.

C’est quand elle s’est rendu compte que nombre de ses voisins portaient un foulard sur la tête ou un masque sur le visage que Sofia a commencé à enquêter. Elle a découvert alors l’insoutenable envers du décor avec sa cohorte de tumeurs, de malformations de fœtus, de problèmes hormonaux ou respiratoires, ou de maladies spécifiques, comme le lupus ou le purpura. Sa propre fille est née avec une malformation aux intestins et est morte deux mois plus tard.

En 2002 se crée l’association Mères d’Ituzaingo Anexo. En 2006, la direction de l’environnement de la ville de Cordoba analyse le sang de trente enfants : tous ont des traces de pesticides, vingt-trois d’entre eux au-dessus des normes autorisées. Ici, une rue seulement sépare les premières habitations des champs de soja, et l’épandage de pesticides se fait par avion.

Au bout de dix ans, un procureur donne raison aux Mères d’Ituzaingo. De nouvelles analyses de sang confirment la présence d’endosulfan et de glyphosate. Ce dernier élément constitue le principe actif du Roundup, l’herbicide total conçu par l’entreprise américaine Monsanto. En décembre dernier, le procureur a mis en examen des producteurs de soja, le propriétaire de l’avion et le pilote, et a interdit l’épandage par avion à moins de 1 500 mètres des habitations.

La fièvre de « l’or vert »

En janvier, la présidente du pays Cristina Fernandez a ordonné la création d’un comité de santé pour étudier le cas d’Ituzaingo Anexo. « Mais le comité veut se limiter à ce quartier, alors que le problème est plus vaste », se plaint Gerardo Mesquida, coordinateur général de la campagne Paren de fumigar (Arrêtez les épandages). Car la situation se répète ailleurs, comme dans la province de Santa Fe où, en mars, un juge a lui aussi interdit les épandages près des habitations.

Cordoba et Santa Fe sont deux des principales provinces productrices de soja Roundup Ready (soja RR), c’est-à-dire de soja OGM tolérant au Roundup, également créé par Monsanto. Au contact avec l’herbicide, toutes les plantes meurent – sauf le soja RR, qui absorbe et tolère le produit.

Avec l’augmentation du prix du soja sur le marché international, une fièvre de « l’or vert » s’est emparée des agriculteurs, qui se sont mis à semer à tout va, n’hésitant pas à déboiser les régions plus arides du Nord. Le soja RR occupe désormais 17 millions d’hectares, soit 50 % de la surface cultivée du pays. Et 200 millions de litres de Roundup sont épandus sur les cultures par avion ou à l’aide de mosquitos (moustiques), ces tracteurs qui déploient des ailes de plusieurs mètres de long.

« Auparavant, il existait autour des villes des ceintures de vergers, mais les producteurs cherchent à exploiter la moindre parcelle de terrain et le soja atteint désormais l’orée des villes », explique Jorge Rulli, un des fondateurs du Groupe de réflexion rurale (GRR).

« On m’a dit que le produit se désactive au contact de la terre »

En France et aux États-Unis, Monsanto a été condamné pour publicité mensongère après avoir présenté le Roundup comme « 100 % biodégradable ». En Argentine , les agriculteurs sont toujours persuadés que le Roundup est inoffensif. « On m’a dit que le glyphosate se désactive au contact de la terre, affirme Carlos Demeco, qui cultive 250 ha de soja à Lujan, dans la province de Buenos Aires. Ni moi ni mes employés n’utilisons de protection lorsque nous l’appliquons. »

« À qui la faute ? interroge Gerardo Mesquida. Aux agriculteurs ? Aux agronomes ? Aux maires des villes, qui sont souvent eux-mêmes producteurs de soja ? À Monsanto, muet sur les dangers du Roundup ? Ou au gouvernement, qui a autorisé la culture du soja RR sans faire d’études sérieuses ? »

Pour demander l’autorisation de culture d’un OGM, l’entreprise doit montrer les résultats de tests réalisés en laboratoire et sur des parcelles. « La Commission nationale de conseil de biotechnologie agricole (Conabia), qui dépend du secrétariat à l’agriculture, n’effectue pas d’autres analyses », assure l’ingénieur agronome Walter Pengue, du Groupe de l’écologie du paysage et de l’environnement (Gepama) de l’université de Buenos Aires, et qui a consacré de nombreuses études au soja transgénique.

« Il n’est pas obligatoire que les tests soient réalisés en Argentine et les parcelles ne sont pas contrôlées par l’État. En fait, les entreprises comme Monsanto ne font rien d’illégal : c’est le gouvernement qui devrait être plus exigeant », estime l’agronome. La Conabia, elle, refuse de s’exprimer. Il est vrai que l’on compte parmi ses membres Monsanto et d’autres entreprises de biotechnologie.

Le soja RR représente 99 % de la culture du soja

Dans un premier temps, l’entreprise américaine a permis aux agriculteurs argentins de garder une partie des semences pour la saison suivante, pratique interdite aux États-Unis. De cette manière, elle s’est accaparé le marché : le soja RR représente 99% de la culture du soja. En 2004, Monsanto a finalement exigé le paiement rétroactif de royalties sur chaque tonne de soja exportée, provoquant un conflit judiciaire qui n’est toujours pas réglé.

Auprès de la population, les OGM ont été présentés comme une solution miracle au problème de la faim dans le monde, bien que le soja RR ne serve en réalité qu’à l’alimentation du bétail européen et chinois et que sa tolérance à l’herbicide n’ait vocation qu’à faciliter la culture à grande échelle.

À Ituzaingo Anexo, en revanche, Monsanto a une autre image : « On devrait plutôt l’appeler Mondiablo, ironise Sofia Gatica. Malheureusement, on ne risque pas d’interdire la culture du soja transgénique… » Le pays est en effet devenu le troisième exportateur mondial de soja, premier exportateur de produits dérivés (farines et huile), et il tire l’essentiel de ses ressources de cette plante : l’État prélève un impôt de 35 % sur chaque tonne exportée.

Encouragé par la médiatisation de la situation à Ituzaingo Anexo et par la traduction, le mois dernier, du livre de Marie-Monique Robin Le Monde selon Monsanto (La Découverte/Arte, 2008), le GRR a demandé à la justice de suspendre ou limiter la vente et l’utilisation des pesticides. Un peu partout, la résistance s’organise : dans plusieurs villages, la population s’est mobilisée pour empêcher le passage d’avions épandeurs.

Les agriculteurs eux-mêmes commencent à critiquer l’OGM, en raison notamment de l’apparition de mauvaises herbes résistantes au Roundup. « Auparavant, on l’utilisait pendant les périodes de jachère et on alternait avec d’autres produits, explique Walter Pengue. Maintenant, on n’utilise plus que le Roundup. On a entre douze et quatorze types de mauvaises herbes résistantes. » Monsanto se refuse à tout commentaire.

Source : La Croix, De leur correspondant étranger à Cordoba (Argentine), Angéline MONTOYA, le 14 avril 2009