Un pré d’herbe jaunie, deux vaches dont la couleur se confond avec celle de la terre, une plaine étale piquée de quelques arbres aux branches déjà nues.Si tout va comme prévu, ce paysage automnal de la campagne albertaine à une heure au nord de Calgary cédera bientôt la place à deux méga usines de biocarburants. L’une transformera du blé en éthanol. L’autre fabriquera du biodiesel avec du canola. Capacité : plus de 700 millions de litres par an. C’est le plus gros projet du genre en Amérique du Nord.

En octobre, le mastodonte de 400 millions$ a reçu le feu vert du Conseil albertain de la conservation de l’énergie et des ressources. Et n’attendait plus qu’une ultime approbation provinciale pour décoller.

À Innisfail, une ville de 8000 habitants entre Calgary et Edmonton, on se frotte déjà les mains. « Cet investissement va générer des revenus et des emplois, c’est une excellente nouvelle pour la région », se réjouit David Hoar, membre du conseil régional du comté de Red Deer, qui englobe Innisfail.

Bonne nouvelle, surtout, pour les cultivateurs du coin qui accéderont à un marché gigantesque à deux pas de chez eux.

 

Trop de blé

 

C’est le cas de David Surkan qui dirige une ferme familiale à une quinzaine de kilomètres au nord d’Innisfail. Devant l’entrée de sa propriété, des champs coupés au ras du sol se déploient à l’infini. Au loin on aperçoit la ligne dentelée des Rocheuses. Mais ici, ce sont encore les Prairies, avec leur plaine ciselée en rectangles beiges et blonds.

David Surkan cultive de l’orge, du blé et du canola. Il vend son orge à un fabricant de malt voisin. Mais son Canola trouve preneur jusqu’en Chine. Les frais de transport son exorbitants. Quant au blé, il en produit jusqu’à ne plus savoir qu’en faire.

« Cette année, à cause du gel précoce, mon grain est de qualité moindre. Il est plus difficile à vendre », soupire ce cultivateur qui attend avec impatience l’arrivée de l’usine d’Innisfail.

 

Et pourtant

 

Le projet d’usines jumelles, lancé par le géant américain Carlyle Group, a soulevé des inquiétudes à Innisfail. Des gens ont eu peur de voir un monstre industriel surgir dans leur paysage. Des éleveurs ont grincé des dents, craignant qu’avec la concurrence de l’usine, ils devront payer plus cher pour le blé avec lequel ils nourrissent leur bétail.

Mais les promoteurs les ont rassurés : l’usine produira un résidu qu’ils pourront inclure dans leur moulée. Exception faite de ces quelques doutes, Innisfail a accueilli le projet à bras ouverts.

Mais pourquoi un projet d’une telle ampleur ? Et pourquoi maintenant ? « C’est pour répondre aux nouvelles exigences canadiennes », répond Bob Stroup, porte-parole d’Alberta Ethanol and Biodiesel Group, le bras canadien de Carlyle.

Quelles exigences ? Au printemps dernier, Ottawa a voté la loi C-33 qui impose des taux de biocarburants dans l’essence canadienne qui devra comprendre 5% de bioéthanol en 2010, et 2% de biodiésel en 2012. Parallèlement, un nouveau programme fédéral accorde une aide financière aux compagnies qui transforment le grain en « or vert ». Une manne de 1,5 milliard.

Pourtant, la veille même du jour où cette loi a reçu l’assentiment des Communes, OXFAM International lançait un appel aux pays riches, leur demandant de cesser de subventionner les biocarburants d’origine agricole, accusés de contribuer à affamer la planète.

Coup sur coup, trois autres rapports ont ensuite posé le même diagnostic. Selon l’Institut CD Howe, l’aide à l’industrie du bioéthanol ne se justifie ni du point de vue environnemental, ni du point de vue économique, alors que les biocarburants expliquent entre le quart et le tiers de la flambée des prix alimentaires. Un chercheur de la Banque mondiale est allé encore plus loin, en attribuant 75% de l’inflation alimentaire aux agrocarburants.

Leur raisonnement va comme suit : en détournant des grains destinés à la consommation humaine ou animale vers des distilleries, on crée une demande qui se répercute sur les cours du blé, du canola ou du maïs. Puis sur celui de la tortilla et du pain.

 

Grosse colère

 

Furieuse, l’Association canadienne des énergies renouvelables, qui représente l’industrie des biocarburants, s’est empressée de dénoncer les deux études, leur reprochant un biais idéologique et de nombreux raccourcis.

Leurs estimations sont farfelues, s’indigne toujours Gordon Quaiattini, porte-parole de l’association qui tient bureau au 10e étage d’une tour à Ottawa. M. Quaiattini énumère tous les détails omis par les chercheurs et assure que les producteurs de bioéthanol « ne font pas partie du problème, mais de la solution ».

« L’une des principales causes de la montée des prix des aliments est la hausse du cours du pétrole. Or, le bioéthanol fournit une alternative au monopole pétrolier », soutient-il.

Son regroupement était tellement fâché qu’il a demandé à l’Institut CD Howe de désavouer son rapport. Pas question, rétorque ce dernier qui ne démord pas de son étude.

 

À qui la faute ?

 

Avec ses citernes et ses tuyaux enchevêtrés, l’usine Greenfield à Varennes ressemble à une petite raffinerie. Sauf pour l’odeur qui n’a rien à voir avec les émanations de Montréal-Est. Ici, ça sent plutôt le houblon.

Contrairement aux usines de l’Ouest canadien, l’usine de Varennes transforme non pas du blé, mais du maïs destiné à la consommation animale. L’usine garantit un débouché à 500 cultivateurs québécois, réunis au sein de la compagnie ProÉthanol.

Ultramoderne, l’usine récupère tout. Son CO2 est vendu à une compagnie voisine. Un résidu de maïs appelé « drêche de distillerie » sera ajouté à la moulée animale.

Le maïs livré ici n’a pas parcouru plus de 70 kilomètres. L’éthanol, lui, est acheminé à Petro Canada, juste de l’autre côté du fleuve. Avec ses 120 millions de litres d’éthanol par an, l’usine de Varennes fait partie des gros joueurs canadiens. Mais à l’échelle planétaire, c’est un poids plume.

« Venez pas me dire qu’il y a des gens qui ne mangent pas parce que je produis de l’éthanol avec du maïs qui pousse en face de ma maison ! » proteste Jean Roberge, directeur de l’usine.

À une cinquantaine de kilomètres de là, une récolteuse égrène des épis de maïs avant de rejeter des moignons brunis sur le sol. Nous sommes à Saint-Damase, sur les terres de Germain Chabot, président de ProÉthanol.

« Avant l’arrivée de l’usine, on vivait un stress énorme, je ne savais jamais à qui je pourrais vendre mes surplus. Maintenant, je ne vends plus mon grain à rabais », dit-il.

Donc, l’arrivée de l’usine a eu un impact sur le prix de son maïs ? « Ce n’est pas une hausse, mais une simple correction. Avant, j’étais sous-payé », fait valoir M. Chabot.

Reste que ce correctif fait grincer des dents des éleveurs qui se plaignent de devoir payer plus cher pour nourrir leurs animaux, reconnaît l’Union de producteurs agricoles.

Difficile de plaider que les usines de bioéthanol n’ont absolument aucun impact sur les prix alimentaires... Mais est-il de 75%, comme le soutient le rapport de la Banque mondiale ? Ou de 10 ou 20%, comme l’admettent même certains défenseurs de bioéthanol ? Le coeur de la controverse est là.

 

Des nuances

 

Pour ou contre les agrocarburants ? Ça dépend, répond Olivier De Schutter, nouveau rapporteur spécial des Nations unies sur l’alimentation. Selon lui, la question ne peut être traitée en noir et blanc. Il faut des nuances. Ainsi, constate-t-il, en produisant de l’éthanol à partir de la canne à sucre, le Brésil n’a pas fait baisser ses stocks de sucre... et n’a donc pas eu de gros impact sur le prix de cette denrée. En revanche, en envoyant 30% de leur maïs dans les distilleries, les États-Unis ont créé une forte onde de choc sur les marchés. Bref, selon lui, le bioéthanol n’est pas condamnable en soi, tout est dans la manière. S’il peut aider des pays pauvres à s’affranchir de la dépendance au pétrole étranger, tant mieux. Mais s’il s’agit de subventionner de grandes entreprises occidentales pour qu’elles s’accaparent tout ce marché, c’est « inadmissible », selon M. De Schutter qui rêve d’un « code de conduite » international sur les carburants d’origine agricole.

 

Une erreur

 

Les défenseurs de bioéthanol soulignent qu’ils ne transforment que des céréales impropres à la consommation humaine qui peinent à trouver preneur sur le marché. Ils assurent aussi qu’ils ne changent pas la vocation de leurs terres et qu’ils n’enlèvent donc pas le moindre grain de blé ou de maïs à qui que soit.

« Mais voyons donc ! rétorque Douglas Auld, professeur d’économie à l’Université Guelph et auteur de l’étude de l’Institut C.D.Howe. Quand on retire 500 acres de maïs du marché alimentaire, on crée une pression sur les prix. Même l’usine la plus moderne, la plus écologique et la mieux intégrée dans son milieu n’y peut rien. »

« Les subventions au bioéthanol constituent une terrible erreur. Les gens crèvent en Afrique pour que les politiciens américains puissent courtiser les électeurs des États agricoles », avait dénoncé, au plus fort de la crise alimentaire, le Prix Nobel de l’économie Paul Krugman.

 

La voie québécoise

 

Le Québec ne compte pas répéter l’expérience de Varennes et mise plutôt sur ce qu’on appelle les biocarburants de deuxième génération, faits à partir de matières non alimentaires.

Le directeur de l’usine de Varennes, Jean Roberge, prévoit d’ailleurs construire une deuxième usine où il transformera des matières solides en éthanol, par une méthode « thermochimique ». Mais de telles expériences ne sont encore qu’à une étape embryonnaire. Et les cinq ou six usines en voie de construction au Canada, tout comme les installations jumelles d’Innisfail, continueront à recevoir de l’aide gouvernementale pour digérer des grains de blé et de maïs.

États-Unis

Les États-Unis sont le plus gros producteur de bioéthanol de la planète : leurs 120 usines produisent 52% du volume total. Ils prévoient atteindre une production de 28 milliards de litres par an en 2012. En 2008, le tiers de la récolte de maïs dans ce pays a été acheminé dans des distilleries.

Canada

Le Canada produira cette année environ 1,45 milliard de litres de bioéthanol et 170 millions de litres de biodiésel. Pour répondre aux nouveaux objectifs fédéraux, la production totale devra atteindre 3 milliards de litres.

France

La France vient de décider d’abolir progressivement ses allègements fiscaux aux compagnies de bioéthanol.

Grande-Bretagne

La Grande-Bretagne envisage de ralentir le virage vers les biocarburants en raison du débat sur leurs retombées sociales et environnementales.

Allemagne

L’Allemagne vient de faire machine arrière en supprimant le passage au carburant dit E10, de l’essence à 10% d’éthanol, prévu pour 2009. Une décision qui n’a toutefois rien à voir avec la crise alimentaire. La majorité des voitures allemandes sont incapables de « digérer » ce carburant...

Source :L’assiette ou l’auto, par Agnes Gruda, pour La Presse, Québec, 12 janvier 2008