Valérie Cabanes est juriste, spécialisée dans le droit international humanitaire et les droits humains. Elle milite depuis 2013 pour une reconnaissance internationale de l’écocide, au sein du mouvement citoyen mondial End Ecocide on Earth. (Photo DR)

Un écocide, qu’est-ce que c’est ?

C’est le fait de tuer notre maison commune (le mot vient du grec oikos, « maison », et du latin occidere, « tuer »), celle qui rend notre vie possible. Le terme a été utilisé pour la première fois en 1972 par le Premier ministre suédois Olof Palme, pour qualifier la guerre du Vietnam et l’épandage de défoliant, l’« agent orange », par l’armée américaine sur les forêts vietnamiennes. Des manifestations avaient alors eu lieu aux Etats-Unis pour que l’écocide soit reconnu comme un crime contre la paix. Mais les tentatives ont toujours échoué, notamment à cause de la pression d’Etats comme la France, qui y voyait un risque pour le nucléaire.

Comment faire de l’écocide un crime contre la paix, l’incrimination la plus grave du droit international ?

Il s’agit de modifier le statut de Rome, sur lequel se fonde la Cour pénale internationale, pour que l’écocide devienne le cinquième crime international contre la paix, aux côtés du crime contre l’humanité, du crime de guerre, du génocide et du crime d’agression. Pour cela, il faudrait qu’un pays soumette ce projet au secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon. L’Afrique du Sud et la Bolivie sont intéressées. Le texte sera ensuite discuté et devra recueillir le vote de 82 Etats au minimum. Pas facile, mais on peut les trouver.

La notion d’écocide n’a pas encore de traduction en droit. Plusieurs propositions de définition existent…

Celle qu’End Ecocide on Earth défend est radicale. Elle repose sur la notion de sûreté de la planète et entend criminaliser les dommages graves et durables commis à l’encontre des écosystèmes dont dépend la vie de populations entières, ou de sous-groupes comme les Indiens des forêts brésiliennes. Mais aussi contre ce que nous appelons les « communs planétaires » : l’espace, l’atmosphère terrestre, les fonds marins, l’Antarctique… C’est-à-dire ce qui n’appartient à personne. Ce qui, aujourd’hui, pousse plutôt à leur surexploitation. Fukushima serait ainsi un double écocide : la catastrophe a non seulement mis en danger les riverains japonais, mais, en déversant des tonnes d’eau radioactives dans l’océan, elle a aussi atteint un commun planétaire. Dans notre définition, pas besoin de prouver l’intention de nuire à la nature. Si on reste sur une lecture intentionnelle, on ne pourra jamais poursuivre personne : aucun chef d’entreprise ne dira qu’il a foré le sol dans le but de nuire à la nature. Une personne doit pouvoir être poursuivie si elle avait conscience que ses actes pouvaient avoir de telles conséquences. Condamner un écocide, même non intentionnel, permet de mettre en place un vrai principe de précaution, universel et contraignant.

Quel est intérêt de l’écocide quand le « préjudice écologique » est déjà reconnu dans plusieurs pays (en France, Christiane Taubira a promis de l’inscrire dans le code civil, sans l’avoir fait jusqu’à présent) ?

Prenez le cas de l’Erika [un pétrolier affrété par Total qui a fait naufrage au large de la Bretagne en 1999, ndlr]. Pour la première fois, un juge reconnaissait un préjudice à un écosystème qui n’avait pas de valeur économique en tant que tel. En fin de compte, Total a été condamné à 13 millions d’euros de dommages et intérêts pour préjudice écologique… la même année, l’entreprise présentait un chiffre d’affaires de 12 milliards. Face au désastre généralisé, peut-on décemment espérer responsabiliser les dirigeants politiques ou économiques avec de simples amendes ? D’où l’importance de ne plus se contenter de la justice civile et de passer au pénal.

Le but du jeu n’est pas de mettre tout le monde en prison, mais c’est le seul moyen de mettre fin à l’impunité de certains PDG de multinationales, de les contraindre à restaurer le milieu naturel endommagé ou de dissoudre une entreprise jugée trop dangereuse. Il faut par ailleurs s’affranchir de la souveraineté nationale : on ne peut pas, aujourd’hui, attaquer un Etat pour des dommages graves commis sur son territoire. Intégrer l’écocide dans le droit international permettrait d’instaurer une justice climatique supranationale.

En quoi la notion d’écocide renouvellerait-elle le droit ?

Elle amène deux choses fondamentalement nouvelles. Elle reconnaît d’une part la nécessité de protéger le vivant, même non humain, et sort le droit de sa vision anthropocentrée. En reconnaissant que la destruction du vivant menace la sûreté de la planète pour les générations à venir, l’écocide instaure d’autre part un droit transgénérationnel : il donne des droits à des personnes qui ne sont pas encore nées, du jamais-vu.

De jeunes Américains ont récemment attaqué le gouvernement fédéral pour avoir condamné leur avenir en ne luttant pas efficacement contre le réchauffement climatique. La Cour suprême a rejeté leur plainte, ne s’estimant pas compétente…

Mais tout doucement, les choses changent. En juin, un juge des Pays-Bas a ordonné à l’Etat de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le pays d’au moins 25 % d’ici à 2020 par rapport à 1990 et donné raison à l’ONG Urgenda qui avait lancé l’affaire. Cette décision a provoqué un mouvement en chaîne. La Cour suprême de Lahore a, depuis, demandé au gouvernement pakistanais de suivre les recommandations du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat]. Et le 19 novembre, l’association The Children Trust a, pour la première fois, obtenu un jugement favorable à Washington, reconnaissant le droit de ces jeunes à respirer un air pur.

En France, des juristes réfléchissent à attaquer le gouvernement sur le droit à un environnement sain. C’est tout un mouvement citoyen qui se met en place, comme le montrent les « tribunaux de conscience » qui se multiplient pour juger symboliquement les crimes écologiques des multinationales : à Quito (Equateur), à Paris (vendredi et samedi à la maison des Métallos), à La Haye bientôt contre Monsanto ou les gaz de schiste.

Sonya Faure, pour Libération, le 2 décembre 2015