a. Des études scientifiques falsifiées.

Un des moments phares du procès « Kemner v. Monsanto » a été sans conteste la démonstration de la falsification des études scientifiques réalisées par le docteur Suskind entre 1980 et 1984 pour le compte de Monsanto.

Ces mêmes études avaient servies de preuves scientifiques contre la plainte des vétérans, dans la class action menée contre les producteurs de l’Agent Orange. Cette fraude scientifique sera confirmée par le National Research Council, lequel constatera que les études de Monsanto « souffraient d’erreurs de classification entre les personnes exposées et non exposées à la dioxine, et qu’elles avaient été biaisées dans le but d’obtenir l’effet recherché » [1]
à savoir la démonstration fallacieuse de l’absence de lien entre l’exposition à la dioxine et le développement de cancers.

L’affaire sera reprise en 1990 par Greenpeace et le chercheur Joe Thornton qui copublieront l’ouvrage Science for Sale. On découvre dans ce dossier que l’étude publiée en 1980 par Raymond Suskind et sa collègue de Monsanto, Judith Zack, pêchait par son manque de rigueur dans la définition des personnes considérées comme « exposées » ou « non exposées » (groupe contrôle). D’après les explications fournies par Raymond Suskind à la justice, les deux chercheurs avaient en effet retenu comme hypothèse de départ que « les ouvriers qui avaient été exposés lors de l’accident de Nitro [de 1949] et qui avaient développé la chloracné constituaient probablement le groupe le plus exposé parmi la population travaillant à l’usine de Nitro » [2]De ce fait, dans le groupe des « exposés », n’avaient été retenus que les ouvriers présents le jour de l’accident et ayant contracté la chloracné : ceux qui étaient présents mais qui n’avaient pas été victimes de la maladie ont donc été exclus du groupe, alors que le docteur Suskind savait que l’absence de chloracné n’implique pas nécessairement une absence d’exposition.
À l’inverse, toute personne présentant des problèmes de peau (psoriasis, acné, etc.) a été incluse dans la cohorte des « exposés », tandis que les ouvriers travaillant sur la ligne de fabrication et absents le jour de l’accident, ont systématiquement été placés dans le groupe-contrôle des « non exposés », même s’ils souffraient de chloracné puisque la dioxine est restée présente entre les murs de l’usine pendant plusieurs mois.

Dans une lettre envoyée à Nature en 1986, les toxicologues Alastair Hay et Ellen Silberberg notent que « tous ces ouvriers auraient dû faire partie de la seule et même cohorte, sans faire de distinction entre ceux exposés lors de l’accident et ceux travaillant sur la ligne de fabrication du 2,4,5,-T » ; d’autant plus que les données rassemblées par le docteur Suskind dans son étude de 1953 montraient que « l’incidence de la chloracné était à peu près similaire dans les deux groupes » et que « des maladies sérieuses présentant un temps de latence similaire au cancer peuvent être le résultat d’une exposition lente et chronique » [3]
Quant à l’étude publiée en 1983 par Judith Zack et William Gaffey, deux employés de Monsanto, elle était censée comparer l’état de santé de 884 salariés de l’usine, dont ceux travaillant sur la ligne de production de 2,4,5-T (groupe des « exposés ») et « tous les autres » (groupe contrôle), y compris « les employés ayant une responsabilité concernant l’unité de production avec une exposition potentielle, qui ne furent pas considérés comme exposés pour les besoins de l’étude », ainsi que le reconnaissent les deux auteurs. [4] Résultat : le taux de cancer était moins élevé dans le groupe des exposés que dans celui des non-exposés... L’astuce consista à ne faire entrer dans l’étude que les ouvriers travaillant dans l’usine et/ou décédés entre le 1er janvier 1955 et le 31 décembre 1977. En d’autres termes : Alors que l’accident avait eu lieu en 1949 ceux qui avaient travaillé à Nitro entre 1948 et 1955 furent exclus, tout comme ceux qui sont morts après 1977. Ce protocole arbitraire a permis d’exclure de l’étude vingt ouvriers dont Monsanto savait qu’ils avaient été exposés (notamment lors de l’accident de 1949), dont neuf étaient morts de cancer et onze de maladies cardiaques. De plus, quatre ouvriers morts d’un cancer et classés comme « exposés » dans l’étude publiée en 1980 se retrouvèrent dans le groupe contrôle dans celle de 1983 … [5]
Mais c’est la dernière étude, publiée en 1984 par Raymond Suskind et Vicki Hertzberg, une collègue à l’Institut Kettering, dans la prestigieuse revue The Journal of the American Medical Association, qui atteint tous les sommets. Lors d’une audition dans le cadre de l’affaire Kemner v. Monsanto, le docteur Roush, directeur médical de la firme, reconnaîtra qu’au lieu des quatre cancers recensés dans le groupe des exposés, il y en avait vingt-huit (vingt-quatre cas furent donc délibérément omis) [6] . Auditionné à son tour, le docteur Suskind fut tellement confondu par l’évidence de sa « fraude qu’il refusa de retourner dans l’État de l’Illinois pour terminer son contre-interrogatoire » [7]
Cet exemple est particulièrement révélateur des dérapages de la recherche privée et de la perte d’éthique qu’entraîne la marchandisation de la science.

b. L’éthique scientifique corrompue : l’affaire Richard Doll

L’affaire sur les preuves du caractère cancérogène de la dioxine ne s’arrête pas là puisque un nouveau scandale impliquant Monsanto sera mis au jour avec l’affaire Richard Doll. Cette affaire commence par une étude scientifique menée par le chercheur suédois Lennart Hardell en 1973 qui démontre le lien entre de l’exposition aux pesticides 2,4-D et de 2,4,5-T et le développement de cancers rares comme les sarcomes des tissus mous. Sa théorie sera dénigrée par un des plus grands cancérologue mondiaux, le professeur Richard Doll qui déclarera à une commission nationale australienne que « les conclusions du Dr Hardell ne peuvent être défendues et à mon avis son travail ne devrait plus être cité comme une preuve scientifique. Il est clair […] qu’il n’y a aucune raison de penser que le 2,4-D et le 2,4,5-T sont cancérigènes pour les animaux de laboratoire et que la TCDD (dioxine) qui a été présenté comme un polluant dangereux contenu dans les herbicides est, au plus, faiblement cancérigène pour les animaux » [8].
Or le Professeur Doll jouit d’une réputation d’incorruptible pour avoir démontré les liens entre le tabagisme et la genèse du cancer du poumon. Malheureusement, la légende a volé en éclat en 2006, lorsque The Guardian révèle que l’honorable Sir Doll a travaillé secrètement pour Monsanto pendant vingt ans, comme le prouve une lettre de 1986 de Monsanto qui lui était destinée et qui confirmait le renouvellement de son contrat à hauteur de 1500 dollars par jour. [9]Cela jette le discrédit sur l’indépendance de la recherche face aux industriels, souvent financeurs des études.





[1Anthony B. MILLER, « Public health and hazardous wastes », Environmental Epidemiology, vol. 1, National Academy Press, Washington, 1991, p. 207

[2Raymond R. SUSKIND, Testimony and cross examination, in Boggess et alii v. Monsanto, Civil N°’s 81-2098-265, et seq (USDC S.D. W.VA), 1986

[3Alastair HAY et Ellen SILBERBERG, « Dioxin exposure at Monsanto », Nature, vol. 320, 17 avril 1986, p. 569

[4Judith A. ZACK et William R. GAFFEY, « A mortality study of workers employed at the Monsanto company plant in Nitro, West Virginia », loc. cit

[5Alastair HAY et Ellen SILBERBERG, « Assessing the risk of dioxin exposure », Nature, vol. 315, 9 mai 1985, p. 102-103

[6Report of Proceedings. Testimony of Dr. George Roush, Kemner v. Monsanto Company, Civil n° 80-L-970, Curcuit Crt., St. Clair County, Illinois, 8 juillet 1985, p. 1-147 ; 9 juillet 1985, p. 1-137.

[7Kemner v. Monsanto, Plaintiffs Brief, 3 octobre 1989.

[8Cité in Lennart HARDELL, Mikael ERIKSSON et Olav AXELSON, « On the misinterpretation of epidemiological evidence, relating to dioxin-containing phenoxyacetic acids, chlorophenols and cancer effects », New Solutions, printemps 1994.

[9« Renowned cancer scientist was paid by chemical firm for 20 years », The Guardian, 8 décembre 2006…