“L’homme en face de moi, sous sa banderole, faisait clairement parti des plus pauvres des pauvres. Ses chaussures n’étaient pas seulement usées jusqu’à la corde, elles étaient en lambeaux, de véritables haillons tentant à peine ensemble. »

Ainsi commence la description d’une manifestation lors du Sommet de la Terre de Johannesburg en 2002. Les manifestants étaient : « surtout des pauvres, presque tous noirs, et en majorité des femmes…des marchands de rue et des petits paysans » avec un message plutôt gênant puisque anti-écologie. Comme l’a écrit un journaliste sud africain, « Cela devait sûrement être le pire cauchemar des écologistes. De véritables pauvres défilant dans la rue en faveur d’un développement en total opposition avec l’éco-agenda de la gauche écologiste. »

Rarement les pauvres sont entendus, mais cette fois une centaine de manifestants auront réussi à faire largement parler d’eux dans le monde. En Afrique, en Inde, en Amérique du Nord ou encore en Australie des articles fleurissent pour raconter cette surprenante manifestation de Johannesburg. En Grande Bretagne, même The Times s’est fendu d’un commentaire, sous le titre « Je n’ai pas besoin d’une ONG blanche pour prendre la parole. »

Cependant cette marche a continué à prendre de l’importance et à faire parler d’elle bien après la fin du sommet. Dans l’édition du magazine Nature Biotechnology de novembre 2002, Val Giddings , le vice-président de la Biotech Industry Organization (BIO), affirmait que cet événement marquait « quelque chose de nouveau, quelque chose d’énorme » qui, avec « du recul, nous fera voir Johannesburg comme une rupture, un point tournant. » Ce qui rend la manifestation si importante à ses yeux, c’est que pour la première fois « de véritables et réels paysans du monde en développement » décidaient de « parler pour eux même » en remettant en cause « l’argumentation vide de sens d’individus s’étant auto-déclarés les portes paroles de ces gens ».

Dans son soutien sans borne, Giddings décide de reprendre les paroles d’un des manifestants, Chengal Reddy, leader de la Fédération des Fermiers Indiens (Indian Farmers Federation ) « Les cultures traditionnelles biologique, nous dit Reddy, ont conduit l’Inde à la famine pendant des siècles…les fermiers indiens ont besoin d’un accès aux nouvelles technologies et spécialement les biotechnologies ».

Giddings note aussi que les paysans ont exprimé leur mépris pour les « arguments vides » de beaucoup de participants au Sommet de la Terre en les récompensant par un « Bullshit Awards »(« prix de la foutaise ») fait de bouse de vaches. Le « prix » a été decerné à l’activiste indienne Vandana Shiva , pour son rôle dans« la promotion de politiques qui perpétuent la pauvreté et la faim. »

Un coup dur, sans aucun doute ! Mais si quelqu’un méritait le « prix de la foutaise », c’est bien le Président de BIO, puisque pratiquement tous les éléments du spectacle qu’il décrit ont été minutieusement préparés et orchestrés. Prenez par exemple, Chengal Reddy, le « paysan pauvre » que Giddings cite. Reddy n’est pas un petit paysan pauvre, ni même l’un de leurs représentants. A l’inverse, on peut même dire qu’il ne se soucie que très peu des pauvres. La Fédération des Fermiers Indiens est en fait une société de lobby pour les grands producteurs de l’agroindustriel de l’Andhra Pradesh . A plusieurs reprises, Reddy a admis connaître très peu de l’agriculture, lui-même n’ayant jamais été un fermier de sa vie. En réalité, c’est un politicien et un homme d’affaire dont la famille est très influente dans les cercles de la droite conservatrice de l’Andhra Pradesh- son père ayant un jour déclaré publiquement « il n’y a qu’une seule chose à quoi sont bons les Dalits (la caste des « intouchables »), et c’est de prendre des coups de pieds. »

Si l’on peut décemment douter de la sincérité de Reddy pour sa représentation des pauvres à Johannesburg, l’identité des organisateurs de la manifestation n’est pas non plus une information confidentielle. Bien que le Times en ait fait son gros titre, « Je n’ai pas besoin d’une ONG blanche pour prendre la parole », l’attaché de presse des organisateurs était Kendra Okonski , la fille d’un industriel du bois américain, qui a travaillé pour divers associations de droite en faveur de la dérégulation, toutes bien sur financées et dirigées par des blancs, cela va de soit . Ces associations incluent le Competitive Enterprise Institute (CEI), un « think tank » puissant basé à Washington, dont le budget de plusieurs millions de dollars provient des plus grandes corporations américaines, dont Dow Chemicals qui est aussi membre de BIO. Okonski dirige aussi le site internet Counterprotest.net (« contremanif.net) dont le but est d’aider les lobbyistes à organiser des simulacres de manifestations populaires pour soutenir leurs intérêts.

Pour poursuivre dans ce jeu de dupes, il est presque inutile de dire que le Bullshit Award, est loin d’être la riposte imaginative des paysans indiens pauvres contre la plus célébrée des activistes, comme aimait à s’en gargariser Giddings. Bien au contraire, il s’agit de l’œuvre d’un autre groupe de pression de la droite conservatrice indienne, le Liberty Institute, basé à New Delhi et bien connu pour ses appuis fervents aux politiques de dérégulation, aux compagnies de tabac (« Big Tobacco ») et aux semences OGM. 

Le Liberty Institute fait parti du réseau qui a organisé la marche de Johannesburg, cyniquement baptisé « Reseau de Developpement Soutenable » (« Sustainable Development Network SDN ») . A Londres le SDN partage ses bureaux avec l’International Policy Network , dont l’adresse de la branche à Washington est la même que celle du Competitive Enterprise Institute . Le SDN est dirigé par Julian Morris , son directeur omniprésent, qui se targue aussi du titre de Directeur technique et environnemental pour l’Institute of Economic Affairs , un autre groupe de réflexion qui a, parmi d’autres idées, défendu le fait que les Pays Africains devraient être mis en vente et achetés par des multinationales dans l’intérêt d’ « une bonne gouvernance ».

Le fait que des personnalités comme Morris, Okonski ou Reddy soient impliqués n’exclut pas le fait que de « véritables pauvres » aient participé à la manifestation. Pour le journaliste James Mac Kinnon, ayant assisté à la marche, la plupart des protestants étaient de vendeurs de rue mécontents par la perte de leur emplacement due au Sommet, mais il note que personne dans ces rangs n’était là pour dénoncer « l’eco-agenda de la gauche écologiste » ou encore pour réclamer des « biotechnologies pour le développement » comme l’indiquait le communiqué de presse…

Mac Kinnon dit avoir relevé des slogans anti-écolo comme « Stop Global Whining »(« Arrêtez les jérémiades mondiales »), ou encore « "Save the Planet from Sustainable Development », « Say no to Eco-imperialism », "Greens : Stop Hurting the Poor" (« Ecolos : arrêtez de persécuter les pauvres »), ou simplement « Biotechnology for Africa ». En interrogeant les manifestants sur ces slogans agressifs, Mac Kinnon découvre que toutes les pancartes avaient été fournies par les organisateurs, et lorsque qu’il essaya de poser des questions sur les slogans pro-OGM, il se rendit compte qu’ « ils souriaient timidement, aucun d’eux ne pouvaient parler ou lire l’Anglais »…

Une autre question intéressante est de savoir comment des paysans pauvres – d’après Giddings, il y en avait de cinq pays différents- ont pu s’offrir le voyage à Johannesburg depuis des terres aussi éloignées que les Philippines ou l’Inde ? Ici encore, il y a des raisons d’être suspicieux.

En 1999, le New York Times rapportait qu’une manifestation contre les biotechnologies devant la FDA à Washington avait été perturbée par un groupe d’afro-américains dont les slogans étaient « les biotech sauvent la vie des enfants » ou « biotech=emplois ». Le New York Times, après enquête, avait appris que Burston-Marsteller, responsable des relations publiques de Monsanto, avait payé une église Baptiste d’un quartier pauvre pour que les contre manifestants soient transportés en bus. Cela s’inscrivait dans une campagne plus large « pour que les groupes paroissiaux, les syndicats et les retraités défendent les organismes génétiquement modifié. »

Johannesburg est tout aussi grossièrement couverte des empreintes laissées par les entreprises de biotechnologie. Chengal Reddy, le soit disant « fermier pauvre indien », a été, pour au moins une décennie, un ardent défenseur de intérêts de Monsanto en Inde. D’autres groupes représentés à la manifestation, comme AfricaBio, sont aussi des alliés de Monsanto dans la promotion de ses produits. Il est notable que Reddy fut invité à Johannesburg par AfricaBio.

Nous atteignons ici le cœur de la propagande de Monsanto, à savoir la projection d’une image des OGM favorables aux pays du Sud. Lorsque des activistes du Sud, comme Vandana Shiva, se soulèvent contre l’imposition des cultures transgéniques, cela remet en cause la stratégie de Monsanto qui se doit de contre-attaquer. La stratégie est classique, on attaque les contestataires en leur retournant leurs propres arguments pour brouiller le débat. C’est ainsi que Monsanto retourne la problématique qui n’est plus l’imposition des OGM dans les pays du Sud par les multinationales semencières, mais devient les manipulations d’ « agents du Nord » afin d’empêcher Monsanto d’offrir son « kit de sauvetage » à des pays du Tiers Monde accueillant pour les biotechnologies. C’est pour cette raison que le communiqué de presse accompagnant le « Bullshit Award » de Vandana Shiva l’accusait d’être « une porte parole pour l’impérialisme écologique de l’Occident ». Le contact presse de ce communiqué de rejet du néocolonialisme ? Ce n’est d’autre que l’américaine Kendra Okonski, porte parole des grands groupes américains…

Une fois de plus cette « fausse manifestation » est une parfaite illustration des techniques de Monsanto pour distiller sa propagande et diffamer les activistes anti-OGM du Sud comme du Nord. Comme à son habitude, Monsanto pour ne pas se salir les mains utilise des groupes de lobbyistes sub-alternes, ou des associations paravents, pour mener ses attaques les plus basses ou imposer des arguments mensongers. Comme nous venons de le voir tout ce petit monde est interconnecté dans la grande nébuleuse des défenseurs des intérêts des multinationales et autres rois de la « communication publique » qui ont fait de la propagande un business lucratif. Conscient de leur force de réseau, ils agissent dans l’ombre et glissent des contre vérités dans les médias afin de brouiller le débat et diviser l’opinion publique, qui mieux que ces personnages cyniques et vénaux mériteraient le « prix de la foutaise » ?

Source : The Fake Parade by Jonathan Mathews
Le site d’information sur les lobbys : Sourcewatch.org