Avant même l’entrée en scène officielle de sa future équipe qui vient d’être auditionnée, le président de la Commission Européenne doit déjà faire face à une polémique qui a émergée ces dernières semaines et qui risque de grossir.

Une affaire qui pourrait bien embarrasser José Manuel Barroso, alors même que les prétendants aux différents postes de commissaire européen doivent ce mardi faire l’objet d’un vote de confiance au Parlement de Strasbourg, avant que les candidatures ne puissent d’être entérinées par le Conseil Européen des chefs d’Etats et de gouvernements des 27 Etats membres.

Ainsi, dans une lettre datée du 21 janvier 2010, quatre organisations non gouvernementales (Corporate Europe Observatory, Amis de la Terre, Lobbycontrol et Testbiotech) demandent à M. Barroso de s’expliquer sur le cas de l’ancienne directrice du Panel Scientifique sur les Organismes Génétiquement Modifiés au sein de l’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (AESA, EFSA en anglais). Cet organe officiel de l’Union Européenne joue notamment un rôle central dans l’évaluation des risques liés aux plantes transgéniques ainsi que dans la gestion de ses applications. C’est sur ses avis que la Commission, le Parlement et les Etats membres de l’Union Européenne appuient leurs décisions d’autoriser ou non une semence issue de l’outil biotechnologique.

LE CAS DE SUZY RENCKENS

Arrivée en octobre 2002 dans les locaux de l’autorité situés à Parme en Italie, Suzy Renckens est docteur en biologie moléculaire. Elle avait auparavant travaillé sept ans à l’Institut pour la Santé Publique de Belgique, son pays d’origine. Et si aujourd’hui cette personnalité plutôt discrète se retrouve au cœur d’une polémique risquant d’entraîner le président de la Commission Européenne, c’est suite aux révélations de Testbiotech, un centre de recherche sur l’évaluation des biotechnologies basé à Munich en Allemagne. En novembre 2009, il a révélé que Suzy Renckens, qui était à la tête de l’Unité OGM de l’AESA d’avril 2003 à mars 2008 (coordinatrice scientifique du Panel OGM, précisément), s’est retrouvée à un poste clé au sein de la société agro-semencière Syngenta dès mai 2008, soit quelques semaines à peine après avoir quitté son poste de fonctionnaire de l’UE. Or, ce que souligne ces ONG, c’est que son ancien employeur n’a émis aucune objection ni restriction sur ce transfert vers l’industrie semencière, alors que le règlement qui s’applique aux fonctionnaires de l’UE l’exige dans ce type de situation, afin de limiter les conflits d’intérêt. Un cas qui n’est pas sans rappeler celui des « portes tournantes » - qui n’est pas propre à la seule industrie des biotechnologies - et qui est le nom donné aux allers et retours d’experts entre des organes officiels de régulation d’un domaine économique vers des entreprises privées qui exercent dans ce même domaine. Dans le cas de Suzy Renckens, le directeur de Testbiotech, Dr. Christopher Then, souligne qu’elle a de fait reconnu que son nouveau rôle au sein de Syngenta était d’approcher personnellement les autorités afin de promouvoir le développement des plantes transgéniques. En d’autre terme faire du lobbying auprès des autorités européennes. Il dénonce par ailleurs le fait que l’AESA n’ait réagi qu’une fois l’affaire révélée au grand jour en contactant seulement à partir de décembre 2009 l’intéressée, soulignant au passage que son nouveau poste était soumis à approbation jusqu’à deux ans après sa démission de ses précédentes fonctions au sein de l’UE. « Avec une telle proximité à l’industrie, la question est simplement de savoir comment l’autorité peut-elle prendre ses décisions d’autorisation d’OGM, de manières indépendante. La Commission Européenne devrait prendre clairement position sur cette affaire », justifie-t-il. Car en effet, le souci est qu’au sein de l’AESA, Suzy Renckens était la coordinatrice du groupe d’experts (21 au total) en charge précisément de réfléchir sur les applications et risques sanitaires des plantes transgéniques, dans lesquelles un gêne étranger a été introduit pour lui confèrer via une protéine certaines propriétés comme la tolérance à un herbicide et/ou la production d’un insecticide, par exemple. Pour sa défense, Suzy Renckens, qui occupe désormais le poste de directrice des affaires règlementaires sur les biotechnologies pour l’Europe chez Syngenta, rétorque que l’AESA avait déjà été prévenue de ce changement professionnel, rapporte Testbiotech. Elle avait par exemple envoyé un courriel à ses anciens collègues en mai 2008. Enfin, Testbiotech précise aussi que dans le cadre de sa nouvelle qualité, Mme Renckens avait pris part à une réunion entre l’autorité et la Commission en mars 2009, qui donc à ce moment-là ne pouvaient plus ignorer cette situation. Dans ces circonstances, l’association demande à ce que l’AESA soit réorganisée.

L’AESA, SON PANEL OGM ET SES EXPERTS

Une demande qui est régulièrement mise en avant par certains politiques et notamment par l’eurodéputée MoDem Corinne Lepage qui en début d’année dernière, a demandé non pas une réorganisation de l’autorité mais plutôt sa réforme. Cette montée au créneau a fait suite à l’avis de l’AESA qui venait de juger que le maïs insecticide MON810 de Monsanto était sans risques pour la santé et l’environnement. Selon ses dires, l’AESA a « perdu de vue la mission qui est la sienne d’assurer la sécurité des européens et d’être un organisme indépendant de contrôle », écrivait-elle dans une tribune publié parRue89 en février 2009, où elle déplorait par ailleurs les « conflits d’intérêt non réglés », les « procédures inadéquates » et l’« opacité » de l’autorité. Pour mener à bien cette réforme, elle demande en premier lieu à ce qu’un principe de responsabilité individuelle des experts de l’autorité européenne soit établi, afin que ces derniers soient confrontés aux conséquences de leurs avis « lorsque la vérité apparaîtra au grand jour », précise-t-elle. Ainsi dans son schéma, les unités de régulation qui donnent des avis doivent donc être indépendantes des intérêts économiques et financiers. Jointe brièvement par téléphone ce samedi à propos du cas de Suzy Renckens, la vice-présidente de la Commission environnement du Parlement Européen déclare sans détour que « c’est un scandale ! ». « Bien évidemment il n’a pas répondu », s’insurge-t-elle en évoquant le silence de M. Barroso qui ne s’est pas encore exprimé sur ce sujet pour le moment. Quoi qu’il en soit, cela fait déjà plusieurs années que certains Etats ne sont pas à l’aise avec les avis du panel OGM de l’AESA. Et pour cause, jusqu’à ce jour, l’autorité européenne a rendu 100% d’avis tous positifs sur l’innocuité des plantes OGM soumises pour autorisation de culture ou d’importation par les grandes sociétés semencières (Monsanto, Syngenta, Bayer Crop Sciences, Pioneer, BASF ou encore Limagrain). Qui plus est, les avis sont régulièrement adoptés à l’unanimité des membres du panel présents. C’est ainsi que onze ministres de l’environnement de pays européens (Autriche, Bulgarie, Chypre, Grèce, Hongrie, Irlande, Lettonie, Lituanie, Malte, Pays-Bas et Slovénie) réclament le droit d’interdire de leur propre chef la culture de plantes transgéniques sur leur territoire. Même si la France pour l’instant ne va pas jusque-là puisqu’actuellement c’est un moratoire qui s’applique, elle reconnaît malgré tout « que les procédures d’expertise soient revues », par le biais sa secrétaire d’Etat à l’écologie, Chantal Jouanno, qui avait fait cette déclaration en juin 2009. En tout cas, l’étau semble se resserrer autours des pouvoirs publics français suite notamment à la décision historique du Conseil d’Etat d’autoriser le département du Gers à s’opposer à la culture d’OGM sur son territoire, au terme d’une bataille juridique de cinq ans. Une décision qui pourrait d’ailleurs faire jurisprudence, ce qui n’est pas pour déplaire aux associations écologistes qui, elles aussi, réclament une « réforme complète » de l’AESA. Car en effet, l’autorité reconnaît que les avis qui sont émis par ses experts sont fondés sur les dossiers fournis exclusivement par les industriels : elle n’a pas de moyens de recherches propres. C’est pourquoi sa directrice, Madame Catherine Geslain-Lasnéelle, admet dans un article du journal Le Monde publié en juin 2009 qu’elle « devrait peut-être, lorsque l’industriel ne fournit pas les informations supplémentaires demandées dans un délai fixé, rendre un avis négatif... », chose qui, à ce jour, n’est pas encore arrivée. Car ce qui est dénoncé par les écologistes, ce sont les liens parfois directs des membres du panel avec les entreprises de biotechnologie. Mais pour la défense de l’AESA, Catherine Geslain-Lasnéelle explique que « s’il fallait disqualifier définitivement tous ceux qui ont travaillé avec l’industrie, on ne trouverait personne. Un bon expert n’ayant jamais collaboré avec le privé, c’est même suspect ».

En décembre 2008, une pétition remise à la Commission Européenne par Kathy Sinnott, une eurodéputée irlandaise, accusait l’AESA de ne pas respecter les règlements de l’UE qui protègent le droit des citoyens européens à avoir accès à une nourriture saine (Pétition N° 0813/2008 du Parlement Européen). Selon cette pétition, l’autorité européenne « ignore les preuves scientifiques qui montrent que les OGM alimentaires pour les animaux et pour l’homme sont dangereuses, et qu’elle continue de se fier à des rapports secrets avec un plaidoyer scientifique partial, sélectif et biaisé soumis aux compagnies qui déposent leur demande d’autorisation de mise sur le marché - qui ne peuvent être pleinement examinées par des scientifiques indépendants, soumises à évaluation par les pairs. De telles pratiques sont frauduleuses, et mettent les Européens en danger puisque les semences et nourritures génétiquement modifiées sont déclarées saines, dossier de preuves à l’appui, alors qu’en fait, elles peuvent s’avérer dangereuses ». Un autre Irlandais, Patrick Wall, qui était à la tête de l’AESA jusqu’en 2008, appelle de son côté à ce que davantage de recherches financées par des fonds publics soient effectuées, afin de rassurer l’opinion en Europe, estimant que « les Européens ne devraient pas être forcés à consommer des OGM ». Son discours global sur la question reste quoi qu’il en soit très prudent puisque selon lui « personne ne peut dire qu’il n’y a absolument aucun risque », mais pour autant, il assure que les plantes transgéniques approuvées par l’AESA sont sûres. D’ailleurs concernant le communiqué de presse dans lequel le réseau GM-Free Ireland l’associe à la pétition de Kathy Sinnott, il m’a indiqué que ce communiqué a repris ses paroles hors de leur contexte. Il a donc tenu à expliquer sa position sur le sujet des OGM (qui n’est ni pro, ni anti) ainsi que les subtilités du fonctionnement du Panel OGM de l’AESA dans un entretien filmé. La retranscription de celui-ci estdisponible ici (en anglais uniquement) et la vidéo ici (en anglais, sans sous-titres, en trois parties). Le fait est que suite à ces très vives critiques qu’elle a reçues, l’autorité européenne a pris conscience qu’il était nécessaire de revoir ses lignes directrices quant à l’interprétation des données statistiques que fournissent les semenciers pour obtenir l’agrément de leur semence OGM. Elle a ainsi demandé à son panel scientifique de réfléchir à un processus plus rigoureux dans l’analyse de ces données. Pour autant, les fameux experts ne se laissent pas faire. En mars 2009, suite aux réactions parfois virulentes qui avaient fait suite à l’avis favorable de l’AESA sur le MON810, un collectifs d’experts français sur les OGM avaient lancé un cri du cœur pour exprimer leur ras-le-bol du « dénigrement » dont ils estiment faire régulièrement l’objet, sous le titre de « Les experts en ont assez ». Le quotidien Le Figaro, rangé plutôt du côté des semenciers à en croire ses articles et éditoriaux sur le sujet, avait publié ce communiqué. D’ailleurs, ces experts se sont regroupés au sein d’une association créée en juin 2009, l’AFBV (l’Association Française de Biotechnologie Végétale) parrainée entre autres par le généticien Axel Kahn et présidée par le Professeur Marc Fellous, Docteur en génétique. C’est ce même Professeur émérite de l’Université Denis Diderot Paris 7, qui en 2006 déclarait au micro de Canal+, évoquant le cas du MON810, qu’il ne pouvait pas « éliminer qu’au bout de dix ans, vingt ans, il apparaisse quelque chose », en d’autres termes que ce cet OGM soit toxique à moyen et long terme. L’extrait de l’émission 90 Minutes est disponible ici.

« PORTES TOURNANTES » : ATTENTION LES DOIGTS...

Le cas de Suzy Renckens remet en tout cas au goût du jour les critiques dont l’AESA fait régulièrement l’objet mais aussi illustre le phénomène des « portes tournantes » dans lesquelles José Manuel Barroso - qui a réussi presque miraculeusement à se maintenir à la tête de la Commission de Bruxelles - pourrait bien s’y coincer les doigts.Il espère éviter cette situation en comptant notamment sur le Maltais John Dalli, pressenti comme étant le futur commissaire à la Santé et à la Protection des consommateurs. A l’occasion de ses auditions par les députés européens la semaine dernière, il a souligné l’importance de « l’indépendance » des experts scientifiques et des agences en charge du dossier. Il a également promis de se pencher sur la question de l’étiquetage des produits utilisant des OGM. Quant au Roumain Dacian Ciolos, pressenti pour être le prochain commissaire à l’agriculture, il pourrait être l’autre personnage clé dans le dossier des OGM alimentaires. Il a estimé que « l’avis des scientifiques » était « très important » (...) Mais il faut aussi voir si les producteurs arrivent à convaincre les consommateurs », a-t-il déclaré la semaine dernière au Parlement Européen.
Les prochaines semaines pourront permettre de se faire une meilleure idée sur la gestion du dossier OGM de la Commission Européenne et de la tournure que pourrait prendre le cas de Suzy Renckens.
A ce jour, le cas le plus fameux de « portes tournantes » est celui de Michael R. Taylor qui aux Etats-Unis occupe actuellement le poste de directeur de la section sécurité alimentaire de la FDA (Food and Drug Administration). Entre 1978 et 1998, il y avait déjà travaillé notamment comme juriste, pour ensuite devenir avocat au sein d’un cabinet dont le plus gros client était... Monsanto, pour finalement rejoindre la firme de 1998 à 2001. Il serait d’ailleurs sinon le rédacteur, du moins le grand inspirateur de la réglementation OGM des Etats-Unis qui reconnaît noir sur blanc l’équivalence en substance des plantes transgéniques aux plantes naturelles. Aujourd’hui, son rôle est notamment de légiférer sur ces questions au sein de la FDA. Il est vrai que Monsanto est reconnu par ses détracteurs comme étant le champion incontesté des « portes tournantes » dans le monde...

Source :Sebastien Portal, disponible sur Mediapart.fr, le 25 janvier 2010