D’un côté, Monsanto, gigantesque firme américaine spécialisée en biotechnologies agricoles. De l’autre, le Népal, pays rural parmi les plus pauvres au monde. Un contraste qui est en passe de prendre une dimension emblématique, car dans ces lointaines vallées himalayennes, les projets de développement de Monsanto, leader mondial des semences OGM et des herbicides, ne sont pas passés inaperçus.

Le 13 septembre dernier, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) annonçait sur son site local avoir conclu au Népal un accord avec la multinationale Monsanto et le ministère de l’Agriculture et des coopératives. Ce "projet pilote" entend ainsi introduire un maïs hybride de Monsanto auprès de 20 000 paysans, dans les districts de Chitwan, Nawalparasi et Kavre.

"Nous ne voulons pas de Monsanto"

Très vite, les protestations ont fusé. Relayée sur Facebook, une campagne intitulée "Stop Monsanto in Nepal" a pris de l’ampleur et a culminé par une marche organisée à Katmandou le 25 novembre. Outre l’enjeu des stratégies agricoles, c’est le nom même de Monsanto qui fait frémir les contestataires. "Cette firme a une histoire controversée, dénonce l’activiste Sabin Ninglekhu. Et quand Monsanto s’implante dans un pays, elle finit souvent par tester ou par vendre des OGM. Chez notre voisin, l’Inde, les baisses de rendement de son coton transgénique BT ont poussé des paysans au suicide. Nous ne voulons pas de Monsanto."

Paradoxalement, les protestations ne sont pas venues du gouvernement de Katmandou, mais de la société civile éduquée. Les maoïstes, qui dominent l’Assemblée constituante, auraient pu y trouver une cause facile tant la multinationale peut incarner le nouveau visage de "l’impérialisme capitaliste". Mais trop affairés à la transition politique d’un Népal encore instable après dix années de guerre civile, les politiciens n’y ont prêté aucune attention.

Lobby américain

Face aux protestations, USAID et Monsanto ont livré peu d’explications, alimentant les accusations sur le manque de transparence de l’accord. Et le ministère de l’Agriculture a nié en bloc. Il jure qu’aucun accord n’a été formellement conclu, alors que des copies du dossier ont circulé dans tout Katmandou. "Il est vrai que Monsanto veut se développer au Népal par l’intermédiaire de USAID, explique le porte-parole du ministère de l’Agriculture, M. Hari Dahal, vêtu de l’élégant costume traditionnel. La vérité est que nous n’avons aucune législation en place sur les semences hybrides." Il admet que le Népal, dont certains secteurs survivent sous perfusion humanitaire, est "très lié" à des donateurs comme USAID.

Dans les bureaux du quotidien Republica, le rédacteur Prem Khanal commente la situation : "Le lobby américain en faveur de Monsanto est extrêmement fort. Le Népal n’aura pas les moyens de contrer la décision finale des Américains."

Un fait préoccupant est au coeur du débat : la collision entre les enjeux humanitaires liés à la sécurité alimentaire du Népal et les objectifs mercantiles de l’empire industriel de Monsanto.

"Pourquoi l’aide au développement prodiguée par les États-Unis doit-elle passer par Monsanto ?" demande Sabin Ninglekhu. Et de citer les dons de semences de Monsanto à Haïti, après le séisme de 2010, critiqués à l’époque comme un moyen de rendre les paysans dépendants des produits de la firme. Par billets interposés, les passions népalaises se sont donc enflammées sur le sujet, les "anti-Monsanto" voyant la mort annoncée de l’agriculture paysanne et des banques de semences traditionnelles.

Ce qu’ignorent nombre des agitateurs, c’est que cette agriculture est déjà menacée. À ce jour, les autorités népalaises n’ont jamais approuvé la culture d’OGM, mais plusieurs légumes, dont les tomates et les choux-fleurs, sont issus de cultures hybrides, et 25 variétés de maïs hybrides ont déjà été autorisées. Monsanto a commencé à travailler au Népal depuis 2004. Et dans la plaine du Teraï, le long d’une frontière poreuse, les paysans achètent illégalement des graines à leurs voisins indiens, provenant des semenciers Pioneer ou Monsanto. En 2009, la récolte de l’un de ces maïs hybrides a été un échec sur 20 000 acres, et les autorités ont dû dédommager les paysans. "Ce désastre peut être dû à différentes raisons, y compris les températures ou le changement climatique", estime Hari Dahal.

2 964 variétés de riz

"Sans l’aide de la science, nous ne pourrons pas répondre aux besoins alimentaires croissants de notre pays", juge, quant à lui, Dr Bhola Mansingh, qui a travaillé toute sa vie au NARC, Centre pour la recherche agricole népalaise. Le Népal importe en effet la moitié des 270 000 tonnes de maïs qu’il consomme chaque année. M. Mansingh favorise donc un "juste milieu" entre contrôle des semences "non naturelles" et préservation du patrimoine népalais qui, par exemple, recense 2 964 variétés locales de riz. "Notre situation alimentaire est très difficile, mais il n’y a pas de drame ; les fermiers ont toujours eu des mécanismes pour réagir, assure Hari Dahal. Les organisations occidentales exagèrent en faisant un portrait catastrophique du Népal pour leurs propres stratégies. Nous sommes mieux classés que l’Inde sur l’indice de la faim. Dans les zones très touchées, le PAM (agence onusienne du Programme alimentaire mondial) organise des distributions de nourriture."

Concernant les réactions liées à "l’affaire Monsanto", le représentant local de la multinationale, Kiran Dahal, a déclaré à la presse que : "Les paysans népalais utilisent déjà des semences hybrides. Nous essayons juste de les soutenir." USAID, de son côté, a livré un commentaire sur Facebook pour signaler qu’il n’y avait "aucun nouveau programme" de maïs hybride... Mais contacter ces responsables pour essayer d’y voir plus clair n’est pas une mince affaire. C’est en se postant devant l’ambassade américaine et en refusant d’en partir que Le Point parvient à être mis en relation avec un chef de projets d’USAID.

Ce sera dans une petite buvette, sur le trottoir d’en face. Thomas Kress, le représentant, n’est "pas au courant des détails" mais confirme que "l’accord existe", pour un projet "qui aura lieu d’ici un an". Et il laisse échapper en finissant son thé : "Personne n’a jamais rien dit quand on fait la même chose au Pakistan ou au Bangladesh ! Pourquoi tant d’histoires au Népal ?"

Face à la polémique, l’ambassadeur des États-Unis au Népal, M. Scott H. Delisi, a pris sa plume. Dans une note postée le 2 décembre sur sa page Facebook, il se fait le défenseur des semences hybrides et déplore la confusion populaire établie avec les OGM. Il assure : "Le débat ne concerne pas le rôle d’une seule compagnie, mais l’avenir du développement agricole au Népal." Implicitement est défendue l’idée que le Népal, en refusant les semences hybrides, refuserait le progrès en faveur de la sécurité alimentaire. De la même façon, l’argumentaire de Monsanto s’appuie en Asie sur le principe que ses produits incarneraient des "solutions" face à de graves périls.

"Tous mangés"

Alertés, les députés népalais ont demandé au ministère de l’Agriculture d’apporter, le 11 décembre, des explications. "Avons-nous vraiment besoin du savoir agricole occidental ?" a alors interrogé un député. "N’allons-nous pas perdre nos variétés locales ?" s’est inquiété un autre. "Et comment faire la différence entre hybrides et OGM ?" Une question que pose aussi Hari Kumar Shrestha, le seul Népalais à avoir une expertise en contrôle des OGM : "Il y a peut-être déjà des contaminations d’OGM au Népal, notamment avec le coton. Si l’Europe a des puissants systèmes de contrôle, ici nous n’avons pas de laboratoire fonctionnel."

En fin de session, admettant d’"énormes pressions", le porte-parole Hari Dahal a lancé aux députés : "Si une compagnie comme Monsanto vient au Népal, alors nous serons tous mangés." Et de conclure : "L’aide devrait consister à nous épauler pour développer nos propres semences hybrides au lieu d’en importer." Les députés se sont gardés de trancher. Ils demandent la présentation d’un nouveau rapport d’enquête en janvier 2012. Pour l’heure, nul ne sait quel sort sera donné au projet.

Source : Vanessa Dougnac, Le Point.fr, Katmandou, 29 décembre 2011