Du jamais-vu" : depuis des mois, les observateurs du monde agricole répètent tous la même chose à propos de la folie qui s’est emparée des cours des matières premières. Parallèlement à l’envolée des prix du blé, du riz ou du soja, la volatilité s’est accrue. Cela complique la tâche des acheteurs et des vendeurs de grains, et inquiète en pleine crise alimentaire mondiale.

A Chicago, sur la tonne de blé, on a constaté à la fin de l’hiver des variations de plus de 100 dollars au cours d’une même séance, soit environ 20 % de la cotation du jour, selon l’Office national interprofessionnel des grandes cultures (ONIGC), un organisme public qui surveille l’évolution des marchés.

L’agriculture est certes, par nature, une activité volatile, car l’offre dépend des aléas climatiques et des anticipations de chaque agriculteur. Et le marché des céréales est très étroit : seulement 17,2 % de la production de blé sont exportés, 12,5 % du maïs et 7 % du riz, ce qui explique, selon l’ONIGC, qu’au moindre déséquilibre les cours varient considérablement.

Mais ces derniers mois, les déséquilibres se banalisent. De nombreux pays producteurs, soucieux de garantir une alimentation accessible à leur population, ont bloqué ou limité leurs exportations, d’abord de blé (Ukraine, Argentine...) puis de riz (Vietnam, Inde...) ; certains, comme la Chine, redoutant la pénurie, tentent aussi de constituer des stocks stratégiques. Leurs annonces nourrissent la spéculation, déjà intense. Les fonds d’investissement se sont engouffrés sur les marchés agricoles, provoquant une amplification de la volatilité. Le contexte leur convient, comme le rappelle Fabien Bova, directeur général de l’ONIGC : "Alors qu’il y avait auparavant surplus de production, il faut dorénavant s’adapter à la rareté de la marchandise." Son organisme estime que les céréales pourraient durablement s’inscrire comme valeurs refuges face au pétrole.

LA TERRE ET LE STOCKAGE

"Les matières premières agricoles se banalisent en tant qu’objets de marché", résume M. Bova. Depuis 2004, les fonds spéculatifs ont commencé à s’intéresser à ce secteur, jugé sous-évalué, ce qui explique le développement des marchés à terme : à Paris, le nombre des contrats sur le blé est passé, de 2005 à 2007, de 210 000 à 970 000, aussi parce que les prix français sont désormais liés aux cours mondiaux. A Chicago, la majorité des contrats à terme n’aboutissent pas à des livraisons effectives. Et pour cause : les spéculateurs n’ont pas d’intérêt pour la marchandise elle-même, contrairement aux opérateurs commerciaux.

Pour les vendeurs de céréales, les prix élevés sont certes une aubaine, mais la financiarisation et la volatilité accrues créent de réelles difficultés. On se demande aujourd’hui si les coopératives françaises, par exemple, auront la capacité de supporter de telles variations, et si toutes les équipes sont assez solides pour s’adapter à des marchés de plus en plus complexes. Réponse en juin, à l’époque des bilans de ces sociétés.

Cette volatilité rend la tâche des industriels de l’agroalimentaire complexe et risquée. Les meuniers, par exemple, sont perturbés dans leurs politiques d’achat : quand le prix de la tonne de blé pouvait varier de quelques euros, désormais la différence peut s’élever de 20 à 30 euros.

Signe que l’agriculture est un secteur jugé porteur, certains investisseurs ne se contentent pas d’opérer sur les marchés à terme. Ils achètent des terres en Afrique, en Amérique du Sud, en Ouzbékistan ou au Kazakhstan. Un fonds d’investissement, Whitebox Advisors, a même acquis un silo à grains du groupe Cargill aux Etats-Unis. Les stocks représentent un enjeu majeur : au niveau mondial, la consommation de céréales augmente plus vite que la production, et les réserves sont au plus bas depuis trente ans. Le niveau de deux mois de consommation fixé par la FAO pour garantir l’alimentation de la planète n’est plus assuré.

C’est sur ce point principalement que l’arrivée des fonds inquiète. "Si on laisse les fonds de pension investir dans l’alimentation, où va-t-on ?", demande Philippe Pinta, président de l’Association générale des producteurs de blé, qui chiffre la part de la spéculation dans le cours du blé à 20 %. Le ministre des affaires étrangères, Bernard Kouchner, s’est récemment inquiété : il a prôné l’interdiction de la spéculation sur les matières premières alimentaires pour éviter les risques de famine, et une mobilisation des fonds souverains.

Les pratiques des fonds laissent enfin craindre que, pour des raisons indépendantes de l’offre et de la demande agricoles, ils jettent leur dévolu d’un coup sur d’autres valeurs refuges. Leur retrait massif provoquerait une chute des cours. Alors qu’il faut produire plus pour nourrir une planète dont les besoins augmentent, les producteurs risqueraient de délaisser le métier faute de prix rémunérateurs. Cela aggraverait une situation alimentaire mondiale déjà très tendue. "Aujourd’hui, on crée des bulles spéculatives partout. Il va falloir s’habituer à une volatilité plus forte, explique Jacques Carles, directeur de Momagri, un groupe de réflexion français. J’estime donc qu’il faut créer des mécanismes de régulation. Les banques centrales se consultent bien pour juguler la crise des subprimes." Lui imagine des suspensions de cours quand la volatilité est trop forte, ou encore la création de stocks minimaux. Le Momagri travaille avec des économistes à la création d’un modèle économétrique agricole qui permettrait d’améliorer les prévisions de production. Y seront intégrées de nouvelles variables comme les risques climatiques, l’environnement et... la spéculation.

Laetitia Clavreul Article paru dans l’édition du Monde du 24.04.08